Réédition d'une nouvelle en quatre chapitres, parue initialement en 2002.Plusieurs mois s’écoulèrent sans que le souvenir de ce menu suprême ne disparaisse de sa mémoire. Ca avait été l’une de ses plus belles revanches sur la vie et sur ses détracteurs, et toujours il en garderait l’image d’un véritable succès. Il repassait dans sa tête le film de cette journée mémorable, qui avait pourtant mal commencé, avec cet horrible cauchemar empli de chauves-souris.
Mais aujourd’hui c’était du passé, et il devait tourner les yeux vers l’avenir. Soudain on frappa à la porte. De peur que ce ne soit un piège, il n’ouvrit pas et évita soigneusement de faire le moindre bruit. Il attendait que la source du dérangement déguerpisse, et commençait à relâcher sa tension quand on frappa à nouveau, plus violemment cette fois-ci. « C’est le facteur », cria une voix étouffée par le blindage de la double porte en acier trempé achetée lors d’une vente de surplus militaire soviétique. Bernard Loiseau n’y croyait qu’à moitié, et il utilisa alors une vieille ruse que lui avaient apprise ses quatre années passées au Vietnam, dans les rizières minées.
« Okay, leave my mail on the ground and go away !, hurla-t-il.
- D’accord Monsieur Loiseau. »
Le facteur semblait obtempérer. Lorsqu’il eut entendu le bruit de pas s’atténuer avec la distance, Bernard ouvrit ses huit serrures et cadenas, entrouvrit la porte, saisit le paquet qui se trouvait sur le palier et referma la porte dans un bruit sourd. Il aurait aimé la claquer mais elle pesait plus de trois-cents kilos. Une vague de questions assaillit Bernard : d’où venait ce colis ? que contenait-il ? qui le lui envoyait ? était-ce un piège ? et surtout : qu’allait-il préparer à manger ? mais l’heure du repas était encore loin, et il se concentra sur le mystérieux paquet. Celui-ci était parallélépipédique, pesait environ un kilogramme et, bizarrement, était froid comme un glaçon. Bien entendu, l’adresse de l’expéditeur ne figurait nulle part. Seule inscription, en plus de l’adresse de Bernard Loiseau : « Charol ». Bernard eut beau chercher au plus profond de ses souvenirs, il ne trouva aucun Charol. En réalité, il craignait que le paquet ne fut une bombe. Il resta plusieurs jours assis à l’observer, comme paralysé par la peur. Mais finalement sa curiosité l'emporta. Il entreprit d’ouvrir le paquet avec une pince à salade et une fourchette de compétition. La tension était à son comble ; la sueur dégoulinait le long de son front et de ses genoux. Son tremblement était tel qu’il ne pouvait plus contrôler ses outils ; il n’arrivait pas à ouvrir le colis, et son impatience pris tout à coup le dessus sur ses appréhensions. Il prit le paquet à pleines mains, déchira frénétiquement le papier kraft qui enveloppait la boîte de carton froide, pensant au fond de lui « Live or let die, or die or let live». Ca ne voulait rien dire, mais il se dit que ça en jetait vachement dans un moment comme celui-là. Quand il eut retiré tout le papier, il comprit et fut soulagé : c’était la boîte de douze steaks hachés surgelés Charol qu’il avait commandée la semaine précédente. Toutes les pièces du puzzle s’emboîtèrent dans sa tête ; ça faisait un peu mal au début mais une fois que le pièces étaient bien calées entre le cerveau et la boîte crânienne ça allait mieux.
Il sortit une poêle, y versa un peu de l’huile de moteur qu’il avait récupérée lors de la vidange de sa Subaru Impreza de rallye. Il ouvrit la boîte de steaks hachés et fut stupéfait par leurs couleurs bigarrées. Jamais de mémoire de chef il n’avait vu de la viande de bœuf présentant une palette si peu appétissante. Il déposa malgré tout trois steaks dans l’huile bouillante, manqua de se brûler, et rangea la boîte dans la haut de son frigidaire. Il retourna vers la poêle et fut soudain assailli par l'odeur nauséabonde que dégageaient les steaks en cuisant. Il perdit connaissance. Quand il se réveilla, il saisit la poêle, les steaks carbonisés et le reste de la boîte, et jeta le tout par la fenêtre.
- Fin -
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